La fureur d'aimer d'Hadewijch d'Anvers (Texte intégral)

Publié le par pkremer

De la vie de la béguine et poétesse Hadewijch d’Anvers, on ne connaît que fort peu de choses, ses textes seuls nous étant parvenus. Et sans doute ce mystère dont elle est entourée ajoute-t-il à la fascination qu’elle exerce sur les quelques érudits qui ont, depuis le XIXè siècle, travailler sans relâche à la redécouverte de son œuvre cependant toujours méconnue.

 

Ébauche d’un portrait 
La personnalité, l’œuvre, l’influence d’Hadewijch ont longtemps été l’objet d’interprétations les plus diverses, parfois même les plus farfelues. Les dernières recherches laissent apparaître qu’elle aurait dirigé une importante communauté de béguines dans la région de Nivelles dans la première moitié du XIIIe siècle, c’est-à-dire dès le début de cet important mouvement pieux qui devait surtout s’implanter dans le nord de l’Europe.  D’origine aisée, sans doute de la grande bourgeoisie, elle serait née à Anvers à l’extrême fin du XIIe siècle et morte aux alentours de 1260. On pense qu’à sa mort, elle portait le titre de « grande mademoiselle », lequel était donné à la béguine dirigeant un béguinage. L’étude de ses textes montre qu’elle possédait une vaste culture, profane et théologique : elle pouvait s’exprimer indifféremment en moyen-néerlandais — langue vulgaire de sa région, appelée aussi le thiois —, en latin et en français ; elle maîtrisait parfaitement les règles de prosodie et de rhétorique, et ses connaissances scripturaires étaient grandes. D’ailleurs, il suffit de lire les lettres qu’elle adressait à ses amies pour se rendre compte à quel point le progrès intellectuel était à ses yeux indissociable de l’élévation spirituelle. Elle a certainement lu saint Augustin, saint Bernard, Origène, mais aussi nombre de trouvères dans l’œuvre desquels elle a puisé le lyrisme courtois, ce qui fait dire à son biographe qu’elle « est sans nul doute l’initiatrice de la lyrique courtoise d’inspiration mystique » (  Paul Mommaers, Hadewijch d'Anvers, trad. du néerlandais par Camille Jordens, éd. du Cerf, 1994, p.12.)


L’occultation d’une œuvre
L’œuvre de Hadewijch a exercé une très nette influence sur des auteurs mystiques qui, eux, ont conquis la postérité : essentiellement Maître Eckhart et Ruysbroeck l’Admirable. Une étude comparative montre qu’à l’évidence Ruysbroeck a puisé nombre de ses thèmes dans l’œuvre de la béguine anversoise qu’il ne nomme bien sûr jamais, même s’il n’a jamais caché son admiration pour les béguines. Il en va de même pour Maître Eckhart, ce qui, évidemment, le prive d’une bonne part de son originalité. Néanmoins, jusqu’à très récemment, tous les exégètes ont refusé ce qui était pourtant, avec une scrupuleuse étude comparative des textes, l’évidence même. Certains sont même allé jusqu’à inverser complètement les données en affirmant, par exemple, que c’est Hadewijch, dont on peut raisonnablement situer l’activité littéraire entre 1220 et 1240, qui fut influencée par Ruysbroeck, alors même que celui-ci rédigea son premier ouvrage, Le Royaume des amants, entre 1330 et 1340 ! D’ailleurs, ces mêmes exégètes peu scrupuleux ont passé sous silence le témoignage du disciple de Ruysbroeck, Jan van Leeuwen, qui parlait de cette « glorieuse femme nommée Hadewijch, authentique maîtresse de spiritualité ».

En fait, l’œuvre et la personnalité d’Hadewijch ont été complètement occultées jusque dans la seconde moitié du XIXe siècle lorsque des savants médiévistes redécouvrirent cette œuvre. Les premières parutions virent le jour entre 1875 et 1885, et Maurice Maeterlinck, qui avait déjà traduit les Noces spirituelles de Ruysbroeck, sera le premier à traduire certains vers de la béguine en français. Depuis, fort heureusement, il y a eu l’édition complète en néerlandais due au R.P. Van Mierlo, suivie d’une édition française dont le Père Porion a été la cheville ouvrière.

Cette occultation procède probablement de deux facteurs : Hadewijch était femme et béguine. Femme, il n’était guère pensable d’admettre qu’elle ait pu influencer en quoi que ce soit l’œuvre des plus grandes figures de la mystique rhénane : Eckhart et Ruysbroeck. Béguine, elle se situait en marge de l’Église, tout du moins n’avait pas de statut clairement défini, et surtout représentait une forme, sinon de rejet de l’autorité pontificale, du moins de refus de la tradition monastique. Or, il faut bien se souvenir, pour comprendre le silence qui s’est abattu sur elle, qu’Hadewijch fit partie des premières béguines de l’histoire.


Béguines et béguinages
L’origine du terme « béguine » est encore floue. Certains pensent qu’il dérive du vieil allemand beggen qui signifie « prier, mendier » ; d’autres émettent l’hypothèse qu’il serait une déviation du nom d’un prêtre liégeois, Lambert-le-Bègue (mort en 1177), premier défenseur des béguines ; d’autres enfin y voient un lien avec la coiffe portée par ces femmes pieuses en lieu et place du voile des religieuses, le béguin, ou encore avec la couleur beige des habits portés par les ascètes errants. À ce jour, aucune de ces hypothèses n’est tout à fait convaincante.

Les mêmes incertitudes planent sur l’apparition des premiers béguinages. On mentionne généralement celui d’Alost en 1226, mais certains historiens situent plutôt cet événement en 1242. Par ailleurs, d’autres sources affirment que la première communauté béguinale a vu le jour vers 1180 à Liège. Ce qu’il y a de certain, c’est que ce mouvement s’est constitué en plusieurs étapes, et que les premiers béguinages ne sont apparus que dans un deuxième temps. À partir de ce moment, la progression sera très rapide puisque, sur le seul territoire de l’actuelle Belgique, on dénombrait 38 
béguinages en 1260.
Le mouvement béguinal est né de la volonté de mener une vie pieuse mais affranchie des contraintes monastiques : refusant la clôture, ne prononçant aucun vœux perpétuels, les béguines s’engagent seulement à mener une vie austère et contemplative tout en conservant leur liberté d’aller et venir au cœur de la cité dont elles refusent de s’éloigner afin de mieux se consacrer aux malades et aux pauvres. Mais cette forme d’insoumission aux règles en vigueur, qui n’était après tout qu’une forme de fidélité à l’ancien idéal de vie apostolique, ne s’arrête pas à la seule vie quotidienne : beaucoup de béguines, issues d’un milieu aisé, possédaient une culture leur permettant de tenir un rôle majeur, essentiel dans la diffusion des textes sacrés auprès des laïcs en les traduisant en langue vernaculaire. Certaines allèrent même jusqu’à la direction de pensée ! Une telle liberté d’esprit ne pouvait évidemment que rendre l’Église très suspicieuse à l’encontre de ces femmes potentiellement dangereuses pour l’Ordre établi, et l’Inquisition ne tarda pas à sévir : plusieurs béguines en subir les foudres, la plus célèbre étant la française Marguerite Porete, brûlée vive en 1310 pour son Miroir des âmes simples et anéanties. Cette attaque inquisitoriale contre les béguines fut à l’origine de l’amalgame que l’on fit par la suite entre le mouvement béguinal et le mouvement cathare, alors même que le premier demeure sans conteste dans l’orthodoxie.


La fureur d’amour
Dans un excellent ouvrage consacré aux Femmes troubadours de Dieu, Émilie  Zum Brunn montre bien ce qui sépare la littérature visionnaire d’une béguine de celle, plus traditionnelle, d’Hildegarde de Bingen, aujourd’hui très à la mode quand Hadewijch demeure une inconnue : « l’œuvre de Hildegarde ne présente pas de difficulté particulière pour le lecteur cultivé. Selon elle, l’âme, au sommet de la vision, devient semblable à Dieu, tandis que, selon nos béguines, l’âme est anéantie pour devenir “ce qu’est Dieu” » (G. Epiney-Burgard et E. Zum Brunn, Femmes troubadours de Dieu, Brépols, 1988, p.15.)
Thème récurrent dans l’œuvre de Hadewijch, et après elle dans celle des mystiques rhéno-flamands, l’anéantissement, l’engloutissement en Dieu est le but suprême vers lequel il convient de tendre sans relâche. Elle en donne une définition limpide dans les admirables Lettres spirituelles  qu’elle adresse à ses amies béguines :


Quand l’âme n’a plus rien que Dieu, quand elle n’a plus de vouloir que Sa volonté simple, qu’elle est anéantie et veut tout ce que Dieu veut avec Sa volonté, quand elle est engloutie et réduite à rien [...] l’âme devient avec Lui totalement cela même qu’Il est. (Lettre XIX)


Ce désir de n’être qu’un avec Dieu, elle l’espère non seulement pour elle mais aussi pour les béguines auxquelles elle prodigue ses conseils :


Qu’il vous absorbe en lui-même, dans les profondeurs de sa sagesse ! […] C’est fruition commune et réciproque, bouche à bouche, cœur à cœur, corps à corps, âme à âme ; une même suave Essence divine les traverse, les inonde 
tous deux, en sorte qu’ils sont une même chose l’un par l’autre et le demeurent sans différence — le demeurent à jamais. (Lettre IX)

 
Si l’on veut un seul exemple de l’influence de Hadewijch sur Maître Eckhart, on le trouvera ici : « tout ce qui est nôtre devient sien, —notre cœur et le sien un seul cœur, notre corps et le sien un seul corps », écrit-il dans ses Entretiens spirituels (Traités et Sermons, trad. de Alain de Libera, Paris, Garnier-Flammarion, 1993, p.109), retrouvant ainsi la béguine anversoise, mais sans l’aspect charnel, sensuel qu’elle sut mettre dans sa poésie : « Ceux qui d’abord étaient deux, deviennent / Un seul être, en mutuelle pénétration » (Amour est tout, poèmes strophiques, chant 28,4, trad. du moyen-néerlandais par Rose Vande Plas, Paris, Téqui, 1984).
« C’est fruition commune et réciproque », écrit Hadewijch, introduisant ainsi un terme, une notion qui sera abondamment reprise par Ruysbroeck, et utilisée par François Villon, Montesquieu ou Corneille. Le mot ghebruken signifie littéralement « jouir », « être en communion » ; mais pour Hadewijch, si la fruition est une union d’amour, une jouissance ressentie durant l’union passive avec Dieu, elle est aussi souffrance dans la mesure où l’Aimé — Dieu — se refuse trop souvent et où nous sommes encore bien loin d’avoir acquis la possibilité de le rejoindre en raison de notre imperfection originelle : « Dieu [...] est au sommet de la fruition et nous sommes dans l’abîme de la privation » (Lettre VI) , écrit-elle à une jeune amie, tandis qu’elle met en garde une autre de ses correspondantes : « Pensez à toute heure à la bonté de Dieu et souffrez de savoir qu’elle reste hors de nos atteintes, tandis qu’il en a fruition parfaite » (LettreXII) . 
Si cette aspiration à la fruition parfaite est à ce point intense chez Hadewijch, c’est qu’à l’origine il y a eu la touche divine, cette intervention de Dieu au plus profond du cœur de l’homme que l’on retrouvera aussi bien chez les mystiques rhéno-flamands que chez Angèle de Foligno ou Jean de la Croix. Mais là où ce dernier parle d’une « touche délicate » (toque delicado), Hadewijch, si elle reconnaît d’abord « un premier et tendre attouchement » (Amour est tout, 7,2) , prend rapidement conscience que « Celui que la Charité / touche au fond de l’âme / connaîtra mainte  heure désolée », à tel point qu’elle-même avoue avoir « rêvé / souvent mourir / depuis que l’Amour au-dedans m’a blessée ».
C’est que de cette touche divine (gherinen) découle la fureur ou l’ire d’amour. Même si l’on peut trouver quelques antécédents latins, cette fureur d’amour (orewoet) appartient au vocabulaire des Pays-Bas, et c’est encore une fois Hadewijch qui l’introduit. Le sens profond de l’orewoet est qu’elle enracine irréversiblement l’âme dans l’amour, c’est-à-dire en Dieu ; si cet enracinement permet de dépasser la souffrance et de poursuivre la lutte, il n’en reste pas moins que toute issue est interdite parce que rien de fini ne peut apaiser l’ire d’amour : l’Amour demeure inatteignable en raison même de notre finitude humaine.  
Alors Hadewijch, confrontée aux tourments de l’amour, se lamente mais aussi — et c’est là ce qui la rend si touchante, si proche — se révolte, accuse Dieu. Si elle dénonce et déplore sa propre infidélité responsable en partie de ses tourments, elle n’hésite pas non plus à accuser Dieu de cruauté et d’infidélité, parfois même avec une certaine violence, allant jusqu’à le comparer au scorpion « qui feint la beauté pour ensuite frapper d’autant plus fort » : « il m’a été plus cruel que jamais démons ne furent, car ceux-ci ne pouvaient me priver de L’aimer [...] ce qu’il est, il en vit seul dans sa douce fruition et me laisse errer [...] dans la ténèbre où nulle joie n’est mienne de celles qui devraient être ma part » (Lettre I) , confie-t-elle à l’une de ses amies. Et ses poèmes sont truffés de récriminations :


Je dirai de moi , que je suis celle
Qui inlassablement gémit et accuse l’Amour


Ô Amour, si tu me prives,
Je te préviens, de toi je me détournerai


Sur toi seul pèse le poids de ma misère (Amour..., 19,2 ; 44,8 et 35,7)


Et, dans un cri encore plus lourd de ressentiment :


Ah ! de moi-même exilée,
où trouverais-je d’amour
un gage qui me console
et m’aide à porter ma peine ? 
Il me fuit quand je le suis,
et je hante son école
sans gagner nulle faveur :
il me trahit au grand jour !


Parfois, elle l’apostrophe violemment :


Je te dirais merci, Amour, si tu le méritais [...]
Mais depuis que tu me tiens captive en tes lacets,
Mon bonheur, toujours, par toi fut assombri.

Selon ton bon plaisir tu donnes ou tu refuses :
Serais-tu d’aventure jaloux de tout bonheur ?  (Amour..., 37,3-4)


Toutefois, puisque « l’homme libre et de haut lignage se révèle dans les joutes et les hauts faits » (ibid., 32,7), Hadewijch supporte avec vaillance ses tourments, sans doute parce que « l’Amour peut éprouver / Mais aussi surcombler / Dans une seule et même étreinte » (ibid., 5,5). Jouant sur le glissement entre ghebruken (jouir) et ghebreken (manquer), elle laisse entendre que « cette carence dans la jouissance est précisément la plus douce jouissance » (Lettre XVI . 
D’autres mystiques ont manifesté leurs doutes, parfois de manière très nette, comme Marguerite Porete, Angèle de Foligno ou encore Jean de la Croix. Mais Hadewijch est la première à le faire ouvertement en une poésie qui unit savamment la mystique et le genre courtois, et ce faisant elle manifeste un refus violent du rôle passif auquel jusqu’alors la femme est tenue dans le contexte de la poésie courtoise. Là encore, elle est d’une certaine manière une révolutionnaire.





Notre époque, sans doute effrayée par une évolution technologique dont elle a bien du mal à suivre la cadence effrénée, tend à renouer avec certaines traditions, recherchant dans le passé des valeurs intemporelles : les retraites dans les monastères, l’engouement pour les chants grégoriens, la redécouverte des textes de Hildegarde de Bingen, les romans moyenâgeux traitant de la vie monastique en témoignent. Pourtant, Hadewijch d'Anvers demeure une illustre inconnue pour la plupart de nos contemporains, alors même que son œuvre, sa pensée, son combat conservent toute leur actualité. Ainsi, pour se limiter à un seul aspect de ses écrits, cette fureur d’amour dans laquelle elle décrit la présence-absence de l’être aimé et les souffrances qui en découlent n’est-elle pas réservée aux seuls mystiques, mais inconsciemment connue de tous les amants. Alors, pourquoi cette persistante occultation de son œuvre ? — sans doute parce qu’à l’inverse de nombreux auteurs mystiques, Hadewijch d'Anvers ne rassure pas l’homme inquiet qui s’apprête à franchir le cap d’un nouveau millénaire : elle dit l’incomplétude de toute vie humaine. Mais tout espoir n’est pas perdu : comme de savants médiévistes redécouvrirent son œuvre au XIXè siècle et entreprirent de la publier, quelques passionnés de littérature féminine médiévale ont eu l’excellente idée de publier sur l’Internet (www.millersv.edu/~english/homepage/duncan/medfem/hadewijc1.html) plusieurs poèmes et lettres de la béguine anversoise.

 

© Patrick Krémer & Courant d'Ombres, 1998 

Publié dans Texte intégral

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